Le mouvement populaire Indien Ekta Parishad, inspiré de Gandhi, mobilise les paysans Indiens qui défendent leur accès à la terre. De grandes marches organisées en 2007 et 2012 ont permis des avancées importantes, mais qui sont déjà remises en question. Du fait des inégalités toujours croissantes, les pressions sur les pauvres sont trop fortes et dépassent le cadre de l’Inde. C’est pourquoi, en 2020, Ekta Parishad propose une marche mondiale, Jai Jagad2020, qui reliera New Delhi à Genève. On peut déjà commencer à s’organiser dans cette perspective !


Le 22 mai, en marge du Congrès académique Accélérer la transition, Associations 21 et divers partenaires associatifs ont eu l’occasion de rencontrer Rajagopal P.V., fondateur d’Ekta Parishad, à la Maison du Développement Durable de Louvain-la-Neuve, en compagnie d’Olivier De Schutter.

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Ce 9 juin, Aneesh Thillenkery, coordinateur national du mouvement, était à Bruxelles avec son collègue Nirbhai Singh. Voici l’essentiel de ces échanges et ce qu’il faut en retenir en prévision de 2020.

Que se passe-t-il en Inde ?

En Inde, les indigènes (Adivasis), les intouchables (Dalits) et les nomades, soit au total 40% de la population indienne, sont les populations les plus précaires. Du fait de l’héritage colonial, l’Etat Indien est propriétaire des sols dont elles dépendent pour survivre, et n’hésite pas à offrir ces parcelles au plus offrant. On comprend mieux, dans ce contexte, pourquoi tant que paysans Indiens se suicident. Cette situation désespérée est souvent vécue comme une fatalité.

Ekta Parishad, qui oeuvre avec 11.000 communautés dans 10 Etats différents, est parvenu à mobiliser 25.000 personnes en 2007 et 100.000 en 2012 pour organiser de grandes marches vers New Delhi. Ce qui a permis des négociations avec le gouvernement précédent, aboutissant à des accords prometteurs. Cependant, dès son arrivée, le nouveau chef de gouvernement Narendra Modi, a remis ces accords en question. Les négociations ont repris avec lui, cependant, ce revers motive Ekta Parishad à voir plus large.

Car les pressions internationales sont trop fortes : selon Rajagopal et Aneesh Thillenkery, dès qu’ils sont au pouvoir, les responsables politiques Indiens, quel que soit leur bord, écoutent plus les détenteurs de capitaux que les paysans revendiquant des garanties d’accès aux terres. Et le problème n’est pas seulement indien : il se pose aussi ailleurs en Asie, en Afrique, en Amérique Latine et même en Europe, où Ekta Parishad a noué des contacts ces dernières années.

Cf à ce sujet l’interview de Rajagopal P.V. dans La Libre du 19 mai 2015.

Pourquoi un « agenda des plus pauvres » ?

Compte-rendu de la rencontre du 22 mai à Louvain-la-Neuve

Toutes les solutions ne sont pas locales : beaucoup d’initiatives locales, même pleines de bonne volonté, sont vouées à l’échec à cause des politiques internationales. Cependant, dès que l’on songe à un agenda international d’action, deux questions se posent :

  • Quelles cibles institutionnelles ?
  • Quels moyens d’action ?

On a l’habitude de voir les choses depuis le sommet, explique Rajagopal, or ce n’est pas de là que viennent les solutions. Voilà qui nous rappelle les témoignages du mouvement Lutte Solidarité Travail, encore tout récemment au Forum de la Transition Solidaire.

Pour changer la perspective, il faut se mettre du côté de celles et ceux qui souffrent des problèmes. Quand les programmes sont imposés du sommet, il n’y a pas de changement à la base, car celle-ci ne peut pas se les approprier. Une participation active des personnes concernées dans la mise en oeuvre des solutions, est la condition si ne qua non pour qu’elles soient fructueuses, de même qu’un
respect profond des personnes pauvres, qu’il faut surtout éviter de regarder avec apitoiement.

Ainsi, des Adivasis ont été déplacés à cause de la création de parcs nationaux : on aurait pu faire autrement. Ne pas les déplacer mais les associer à la gestion de ces territoires. Les Adivasis savent comment réagir lorsque des tigres arrivent dans leur village. Ils ont des compétences précieuses qui leur permettent de vivre des ressources de la forêt, tout en préservant celle-ci.

Lutter contre la pauvreté ne nécessite pas d’interventions extérieures et de moyens financiers mais d’aider les populations à retrouver le contrôle de leur environnement et de leurs ressources, dans l’esprit des Communs dont nous avons aussi parlé, au Forum de la Transition Solidaire.

Cette approche est basée sur le droit : celui des paysans à l’autodétermination. Or les décisions sont prises à New Delhi sous la pression des multinationales.

Dans les formations organisées avec les jeunes, on voit que beaucoup sont démoralisés, se sentent impuissants. Ils ont des problèmes avec la police, les gardes forestiers… Ce qui entraîne des actes violents. Mais au départ, c’est l’économie qui est ultra-violente !

Il faut donc réintroduire la confiance qu’on peut agir, et ce de façon non violente, dans l’esprit de Gandhi. Cela suppose un leadership qui gagne l’espace politique pour défendre l’agriculture paysanne, la liberté des semences, etc.

Tout cela prend du temps, or la globalisation avance. La coordination s’impose au niveau international pour que les pauvres aient la possibilité de prendre leur sort en main. Cependant, trop d’institutions sont créées au nom des pauvres, tandis que ceux-ci perdent chaque jour du terrain. Quand des personnalités demandaient à Gandhi « que peut-on faire pour les pauvres ? » Il répondait « rien, partez ». En effet, ceux qui devraient apporter des solutions deviennent le problème car le pouvoir et le système éducatif les déconnectent des réalités.

Les actions locales dont fondamentales. Elles sont prometteuses parce que les gens se sentent acteurs. Ceci fait penser au titre en anglais du dernier ouvrage de Rob Hopkins, « the power of just doing stuff » (“le pouvoir de juste faire les choses”, le titre choisi pour la version française étant « Ils changent le monde »). Cependant, les actions locales ne suffisent pas si les gouvernants ne les soutiennent pas. Il faut donc trouver le bon moyen de faire parvenir le message « bottom up » au plus haut niveau…

Le problème, ce sont les inégalités

La pauvreté est bien pire dans une société inégale, nous dit Rajagopal. Brigitte Gloire rebondit : l’inégalité est-elle la cause ou la conséquence ? La question se posait à Oxfam avant, mais maintenant la réponse est claire : il y a un problème dans la distribution des richesses et des ressources. Une partie du problème est la consommation ostentatoire. Dans ce contexte de capture du pouvoir par une minorité, le caricatif revient au galop.

Le problème n’est pas seulement l’accès aux ressources naturelles mais aussi leur gestion : comment éviter que celles-ci soient accaparées par les multinationales ? Toute exploitation de ressources devrait être conditionnée au principe du consentement libre, préalable et éclairé des populations concernées. Cf son powerpoint présenté au Forum de la Transition Solidaire sur la financiarisation de la nature.

Ezio Gandin, des Amis de la Terre, présente ce que fait son association pour contribuer à l’amélioration des conditions de vie des pauvres, ailleurs ou ici, pour contrer la perte de la biodiversité et les changements climatiques : ainsi, en oeuvrant pour la souveraineté alimentaire chez nous, on réduit la pression sur l’accaparement des terres au sud. Les Amis de la Terre travaillent depuis 10 ans en Belgique sur le lien entre décroissance économique soutenable, simplicité volontaire et transition. Cette démarche pionnière a permis la création de nombreux collectifs, des centaines d’ateliers… Soutenir le chemin vers l’auto-limitation est important. Le choix de réduire son pouvoir d’achat est un sujet tabou. Mais le travail de fond peut montrer que ce choix permet d’être plus autonome et d’améliorer sa qualité de vie. Vivre plus simplement pour vivre mieux, soi-même et les autres : on devrait être plus nombreux à relayer ce message.

Jai jagat 2020 : Construire l’agenda

Annesh Thillenkery nous le rappelle : les pauvres ne se disent pas « pauvres ». Ils le sont seulement sur le plan économique mais ont une grande richesse sociale. Comment catalyser cette richesse ?

Ekta Parishad l’a fait avec ses grandes marches en 2007 et 2012, ensuite, « back to the village » : ils sont revenus à la base du mouvement, dans les communautés locales, tout en continuant à organiser des rassemblements de jeunes à l’échelle nationale.

Et en construisant, petit à petit, un mouvement international :

  • En 2014, 30 jeunes d’autres pays ont été invités en Inde. Ils ont eu une formation,des visites… Le but était qu’ils puissent prendre le leadership pour mobiliser ensuite ds leur propre pays.
  • En 2016, Ekta Parishad invite des femmes leaders pour voir comment les femmes transforment l’Inde, mais aussi ce qui les en empêche.
  • En 2018, le thème sera l’économie non-violente en pratique.
  • En 2020, une grande marche, Jai Jagat, sera organisée de New Delhi à Genève : soit un maximum de 100 personnes durant tout le trajet, la plupart d’entre elles se relayant et organisant des rassemblements tout au long du chemin.

Le chemin est aussi important que le but

Pour réaliser ce programme ambitieux, Ekta Parishad a besoin de partenaires, d’identifier les initiatives sur le terrain dans chaque pays. La question des ONG fait débat à Louvain-la-Neuve : on distingue en effet les ONG et les communautés de base. Parmi les ONG, certaines sont plus représentatives que d’autres. Elles ne sont pas toutes légitimes aux yeux des gens du terrain, et toutes ne sont pas connectées avec les mouvements innovants. En même temps, de nombreuses ONG entendent soutenir le mouvement et peuvent y contribuer très efficacement, notamment pour obtenir des autorisations. Certaines sont mieux placées que d’autres pour ce faire. Les différents mouvements devront collaborer dans un esprit de coopération plutôt que de compétition ou de récupération, et pratiquer la non-violence dans ce processus, qui se veut aussi formateur. De la sorte, quoi que l’on obtienne, l’expérience sera utile pour toutes et tous.

La marche en elle-même, rappelle Aneesh Thillenkery, est un moyen d’action simple. Les pauvres sont habitués à marcher, et à supporter l’inconfort. De par leurs conditions de vie, ils sont surentraînés. On fait de leurs problèmes une compétence, de laquelle nous pouvons apprendre !

Par ailleurs, nous avons des intuitions communes, mais les priorités vont différer d’un endroit à l’autre. Il faut donc définir un agenda de mobilisation dans chaque région. Ekta Parishad a constitué un comité de 15 personnalités au plan mondial, et est en train d’écrire un manifeste.

Olivier De Schutter s’interroge : soit le message reste large pour être rassembleur mais alors les gouvernements se défileront. Soit le message est précis mais alors moins de gens s’y reconnaîtront.

Selon Rajagopal, les ressources naturelles et les droits humains permettent des approches rassembleuses, tout comme l’idée de retrouver le contrôle de sa vie. Olivier De Schutter y ajoute la souveraineté alimentaire, comme enjeu rassembleur. Il s’agira ensuite de trouver le langage qui ne fermera pas les portes, dans les différents pays traversés.

En conclusion, gardons-nous des généralisations, qu’il s’agisse des politiques ou d’autres secteurs : à Ekta Parishad, on veille à ne jamais blâmer sans raison des interlocuteurs, car parfois le problème, ce n’est pas l’interlocuteur à qui on a affaire, mais ceux dont il dépend. Dans les médias ou même dans la police, on peut trouver des alliés. Quant aux partenaires, si l’agenda est clair, tous ceux qui sont d’accord avec son contenu sont les bienvenus !

Pour aller plus loin :

Liens avec les traces du Forum de la Transition Solidaire :

Ekta Parishad signifie « Forum de l’unité ». Site web : http://www.ektaparishad.com/
Jai Jagat signifie « Victoire pour le monde ». Site web : http://jaijagat2020.org
Toute suggestion pour l’améliorer est la bienvenue !

Contacts internationaux :

Vous avez des contacts utiles pour l’organisation de Jai Jagat 2020 dans les différents pays qui seront traversés entre New Delhi et Genève ? Merci de les transmettre à Jacques Vellut, contact d’Ekta Parishad en Belgique.