Volontairement ou sans même nous en rendre compte, nous sommes inclus – comme travailleur, consommateur, … – dans une logique économique capitaliste qui, depuis sa dernière mutation, nous propose un néolibéralisme privilégiant, outre une accumulation illimitée du capital, l’appropriation de celui-ci par des moyens qui sont de moins en moins « pacifiques ».

Le capitalisme se traduit entre autres par une remise en jeu perpétuelle du capital dans le circuit économique dans le but quasi unique d’en tirer profit, c’est-à-dire d’accroître ce capital qui sera à son tour réinvesti. C’est la marque première du capitalisme et c’est ce qui lui confère cette dynamique et cette force de transformation. Les deux conséquences principales de ce système sont probablement qu’il n’y a pas de satiété possible à l’accumulation du capital, vu son caractère abstrait (numéraire) qui permet une accumulation sans fin, et qu’il engendre une dynamique d’inquiétude. Celle-ci étant provoquée par la menace pour le capitaliste – à savoir celui qui fait partie des principaux acteurs ayant en charge l’accumulation et l’accroissement du capital et qui font pression directement sur les entreprises pour qu’elles dégagent les profits maximums – de se voir confisquer par un autre, la part du pouvoir d’achat des consommateurs dont il bénéficie [1] ).

Le profit – ou parlons plutôt du lucre, puisque le profit est nécessaire à la rentabilité d’une entreprise – devient donc la priorité numéro un, entraînant dans son sillon les délocalisations, l’exploitation et/ou l’expulsion des travailleurs, les effets pervers de la spéculation financière et les ravages environnementaux, bref : la marginalisation et l’appauvrissement des trois quarts de l’humanité dont une part de plus en plus importante de la population du Nord.

Face à ce constat, depuis plusieurs années, au Nord comme au Sud, des initiatives solidaires se mettent en place pour faire face aux inégalités économiques et à l’injustice sociale qui en découlent. Il ne s’agit pas de combattre le système économique traditionnel mais de le pousser vers d’autres valeurs qui prennent en compte le respect de l’homme et de son environnement social, culturel, naturel, politique, etc. Des groupes de personnes essayent peu à peu de s’organiser politiquement et démocratiquement, avec la lenteur inhérente à l’évolution des mentalités et des cultures. Des dynamiques collectives tentent d’émerger en s’efforçant, depuis la base, de répondre à leurs besoins, par leurs propres moyens, en créant des activités socioéconomiques davantage solidaires, dont ils pourront enfin être maîtres et qui serviront les intérêts de leur groupe, de leur communauté ou de leur famille, sans que la plus grande partie des bénéfices ne soit absorbée par une poignée de cadres ou d’actionnaires.

Le dernier manifeste de l’économie solidaire [2] affirmait que le profit ne peut être la finalité unique de l’activité économique. Ainsi, l’économie solidaire se développe-t-elle en un mouvement qui regroupe des milliers d’initiatives locales pour produire, consommer, employer, épargner et décider en prenant en compte d’autres valeurs que la simple maximisation du profit.

Ces entreprises se battent sur le marché comme les autres et doivent donc être performantes. Mais en plus, elles emploient des personnes exclues ou qui risquent de l’être ; elles fournissent des services individuels à des personnes aux revenus modestes, elles assurent des services collectifs pour mieux vivre ensemble et mettent en œuvre des formes de gouvernance démocratiques.

Ce faisant, elles occupent une position d’avant-garde sociale et représentent une résistance puissante à l’individualisme marchand qui mine la société.

La nouvelle économie sociale

Certains qualifient de “nouvelle économie sociale” les tentatives de (ré)-appropriation des moyens du développement local – et par conséquent de sa destinée. Les milieux anglo-saxons privilégient le terme de « non profit organisation » ou de « tiers secteur », distinct des secteurs privés et publics. Le Conseil Wallon de l’Economie Sociale en a élaboré une définition, en 1990, qui séduit progressivement de plus en plus d’institutions européennes [3] et québécoises:
« L’économie sociale regroupe les activités économiques exercées par des sociétés, principalement coopératives, des mutualités et des associations dont l’éthique se traduit par les principes suivants :

– finalité de service aux membres ou à la collectivité plutôt que de profit ;

– autonomie de gestion ;

– processus de décision démocratique ;

– primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus.

Sans vouloir figer ces nombreuses pratiques dans une définition unique, on observe que ces alternatives ne cherchent pas à maximaliser les profits, mais proposent de manière explicite de nouvelles références en termes de valeurs, d’éthique et de projet politique, en posant les jalons d’une économie de justice basée sur la solidarité. C’est l’ouverture et la créativité qui priment. On peut désormais y ajouter les SFS (Sociétés à Finalité Sociale).

En filigrane, nous pouvons constater que les trois piliers du développement durable y sont perpétuellement présents puisque les aspects « Economie », « Société » et « Environnement » sous-tendent l’ensemble de ces valeurs.

Le Groupe Terre vu à travers la définition de l’économie sociale du Cwes

Le Groupe Terre s’est structuré en visant la constitution d’un capital neutre et a pour cela imaginé une structure double avec des sociétés commerciales dont les actions appartiennent à l’association Terre. C’est donc l’Assemblée Générale de l’association qui est « la propriétaire » et qui prend les décisions stratégiques. En outre celle-ci n’est autre que l’organe souverain en termes de décision pour l’ensemble de l’association. Tous les travailleurs du groupe sont invités à rejoindre – s’ils le désirent – cette Assemblée Générale après un an de présence et sans contribution financière. Depuis l’apparition des SFS, les sociétés commerciales du groupe constituées en Sociétés Anonymes à Finalités Sociales ont également prévu la constitution de « parts du bénéficiaire ». Ce sont des actions sans valeur financière et donc sans rétribution de dividendes mais donnant droit de vote aux travailleurs qui voudraient devenir associés.

De nouveaux amendements du statut des SFS qui se trouvent dans l’avant-projet de loi modifiant le livre du Code des sociétés s’inspirent d’ailleurs de l’exemple de Terre pour étendre cette possibilité d’action à tout type de SFS. Il sera aussi peut-être bientôt possible d’élargir la notion de gestion participative ( voir plus bas) dans ces statuts.

La logique d’économie sociale et solidaire telle qu’elle est pratiquée au sein du Groupe Terre est complexe et diversifiée. Visitons-là sur base des 4 principes définis par le CWES:

1. Primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus

Ce premier principe aborde les problèmes liés à l’argent. On pourrait le raccrocher au pilier « économie » du développement durable : « une Economie qui respecte l’être humain ».

Chez Terre il sous-tend la volonté de ne pas lier la décision à une quelconque participation financière. L’être humain peut prendre des décisions et participer à la vie qui l’entoure, y compris économique, pas seulement parce qu’il possède de l’argent mais surtout parce qu’il existe et qu’il s’implique.

La structure double, telle qu’elle a été organisée, permet de dire aux travailleurs : « ici il n’y a pas de patron, tu peux réellement dire ce que tu penses et participer aux décisions ».

La politique salariale est aussi concernée. Une fourchette étroite, de 1 à 1,7, permet d’insister sur l’horizontalité de la relation entre les travailleurs et sur la prise de responsabilité de chacun dans la vie d’une entreprise qui veut privilégier l’emploi.

Comme nous l’avons dit plus haut, le profit ne doit pas être la priorité unique mais il n’en est pas moins primordial. Il faut d’abord réussir le projet économique pour réussir le projet social. Tout va alors se résumer à l’utilisation de l’excédent qui donne la possibilité d’alimenter une réserve stratégique, de financer le développement et la stabilité de l’emploi, de soutenir des actions de solidarité au Nord et au Sud et d’améliorer les conditions de travail.

2. Finalité de service aux membres ou à la collectivité plutôt que de profit

Ce second principe aborde, en même temps, l’aspect sociétal et environnemental de nos préoccupations. On pourrait aussi le résumer en disant que c’est le principe de la solidarité : avec les plus faibles, les générations futures, les exclus de la planète et pour plus d’éthique dans les relations économiques.

C’est l’intérêt collectif qui est en jeux.

Chez Terre cela se concrétise dans la volonté de réserver un pourcentage des emplois à des personnes fragilisées et de leur laisser la possibilité de faire carrière. C’est aussi la poursuite de projets de développement avec des partenaires dans les pays du Sud et la construction de dynamiques de solidarité internationales.

Enfin, c’est aussi privilégier des actions respectueuses de l’environnement en favorisant des activités de recyclage et de réutilisation.

3. Autonomie de gestion

Ce principe délimite le champ de l’économie sociale. Situé au carrefour de l’économie ordinaire et des pouvoirs publics, ce secteur se définit et s’organise avec des objectifs qui lui sont propres. Il ne doit pas se substituer au secteur public – mais ce dernier ne doit pas non plus s’immiscer ou se confondre à celui de l’économie sociale – et doit rester fidèle aux valeurs qui le distinguent du secteur économique traditionnel.

Notre société a de plus en plus besoin d’hommes et de femmes politiques qui s’affirment en tant que défenseurs du patrimoine social commun et d’un état social. De nombreuses trouvailles de l’économie sociale ont permis aux pouvoirs publics de définir de nouvelles stratégies pour l’intérêt commun et pour un redéploiement économique (recyclage, protection de l’environnement, services de proximité, etc.). On le voit, la capacité du secteur à innover est liée à son indépendance. Il faut donc la préserver et l’encourager.

Le partenariat avec l’économie ordinaire est aussi incontournable. C’est le tribut à payer au monde économique pour y participer. Ce principe pose de manière cruciale les limites de ce partenariat.

Nos entreprises doivent préserver leur indépendance financière et, partant, leur pouvoir de décision par rapport aux partenaires économiques. Le type de partenariat doit être réfléchi pour éviter toute distorsion de concurrence, soit avec les entreprises ordinaires, soit avec d’autres entreprises d’économie sociale en bradant les coûts salariaux. Chez Terre les partenariats s’entendent pour des actions précises, dans un laps de temps défini et dans une logique gagnant-gagnant. La gestion des questions humaines reste une matière indépendante de tout partenariat.

L’instauration de clauses sociales dans les appels d’offre est un mode très particulier de partenariat. Il reconnait les plus-values sociétales qu’apportent le secteur et s’il joue sur la régulation du marché il permet quand-même à l’économie sociale de garder son autonomie de gestion.

4. Processus de décision démocratique

Ce dernier principe peut être considéré comme étant le « thermomètre » de l’économie sociale. Malheureusement, bien que de nombreuses initiatives du secteur disent leur intérêt pour ce principe, peu d’entre elles en font leur priorité.
Les trois principes précédents n’ont de sens que s’ils offrent la possibilité de mettre en place les conditions permettant cette gestion participative. En effet, comment pourrait-on viser l’intérêt commun et la solidarité sans prendre en compte l’avis des principaux intéressés ?

Toutefois, la démocratie sans une éducation permanente des travailleurs est un leurre. En effet, pour pouvoir décider ensemble de mesures en faveur de l’intérêt collectif, nous ne pouvons faire l’économie d’un lent et précieux travail d’information et de concertation pour surpasser la barrière de l’intérêt individuel. Il faut connaître les tenants et aboutissants de tel ou tel problème pour pouvoir se positionner et lorsque cette approche participative est respectée, les décisions s’imposent souvent d’elles-mêmes.

Chez Terre toute cette dynamique est alimentée par diverses réunions hebdomadaires, tantôt sectorielles, tantôt axées sur l’étude des résultats économiques et sociaux, tantôt présentant un thème sociétal de réflexion. Le point d’orgue se trouve cependant aux Assemblées Générales – qui se font à concurrence d’un minimum de trois par an – où les travailleurs sont amenés à définir des stratégies impliquant le groupe à long terme.


| NOTES:


[1] L. Boltanski, E. Chiapello. Le Nouvel esprit du capitalisme, NRF Essais, Ed Gallimard (1991
[2] Le Manifeste de l’économie solidaire, in le Monde, 22/09/2006
[3] J. Defourny, P. Develtere, B. Fonteneau, L’économie sociale au Nord et au Sud, Ed. De Boeck & Larcier s.a., 1999.