Les « développementalistes », qualifiés aussi de “‘Nord – Sud ” dans les cénacles très fermés du développement soutenable, partagent un même constat: celui de la faillite de trois des principes directeurs de la Déclaration de RIO. Il s’agit du principe d’équité dans la satisfaction du droit au développement, du principe qui stipule que l’élimination de la pauvreté est une condition indispensable au développement durable et du principe de responsabilités communes mais différenciées. Tous les trois sont, à des degrés divers, loin d’être respectés !

Ainsi présenté, le constat pourrait presque passer inaperçu si derrière une affirmation aussi sibylline ne se cachait pas l’une des plus grandes injustices des temps modernes. Celle du fossé toujours grandissant entre deux mondes qui co-existent parfois géographiquement. Notre monde où les droits humains sont globalement respectés et réalisés. Et l’autre monde, celui qui fait peur ! Celui des autres, qui campent derrière les remparts, et que certains qualifient de ” Tiers “. Un Tiers – monde où, malgré quelques progrès notoires, les chiffres globalisés du rapport du PNUD pointent des disparités inacceptables. En effet, aujourd’hui, la moitié de l’humanité vit avec moins de deux dollars par jour et ne bénéficie pas du droit à des conditions de vie décentes. Un être humain sur cinq n’a pas accès à l’eau potable. Un être humain sur six est analphabète et plus de 800 millions de personnes souffrent de malnutrition. Ce monde suscite le plus souvent la peur, la pitié ou l’indifférence…., parfois le rêve ou la révolte… mais jamais l’envie !

Croisés, pompiers ou gestionnaires

Dans le petit monde de la coopération Nord-Sud, les visions et propositions sur le développement soutenable peuvent diverger. Selon que l’on analyse la pauvreté comme une conséquence d’injustices sociales grandissantes ou comme la cause de cette situation, les objectifs à atteindre et les stratégies pour y parvenir seront parfois diamétralement opposées. Les uns énoncent des objectifs en terme de rattrapage (augmentation de la croissance et éradication de la pauvreté), les autres en terme de changement de rapports de force ( avec ou sans augmentation de la croissance). Depuis quelques décennies, les différents acteurs du développement interviennent pour dénoncer et s’attaquer aux causes de l’injustice sociale ou lutter contre ses effets affublés en “Croisés “(version missionnaire), en “Pompiers” (version casque bleu) ou en ” Parfaits gestionnaires” de la pauvreté (version consultant). Et c’est précisément ici que la notion de développement soutenable devient intéressante. La dimension environnementale, la préservation des écosystèmes terrestres, ainsi que la notion de limites qui lui est associée, impose à ces acteurs – enfin – de préciser leurs positions sur le modèle de croissance à privilégier (question AV: ou simplement “sur le modèle à privilégier” ??) pour mieux se “développer”.

Pauvres toujours plus pauvres

Et il y a urgence ! Depuis les années 90, une seconde injustice s’ajoute à la pauvreté : le fossé entre les plus riches et les plus pauvres ne cesse de se creuser à l’intérieur et entre les pays et la responsabilité des pays développés et émergents dans la détérioration de la situation des Pays en Voie de Développement (PVDs) augmente.

Dans la plupart des cas, les facteurs qui expliquent la pauvreté sont à chercher autant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières d’un pays ou d’une région. Parmi les facteurs externes, citons les politiques commerciales inéquitables, les conditionnalités, l’exportation de modèles occidentaux de développement, la dette, le sous investissement, la faiblesse de l’aide publique au développement rural , etc. Et pour les facteurs internes : la mauvaise gouvernance et une redistribution inéquitable des richesses, une économie de rente, le manque d’attention porté au développement rural et au financement des services essentiels, etc.

Aveuglement volontaire

Il faut reconnaître que les discours dominants font très souvent l’impasse sur les facteurs externes et restent très focalisés sur des analyses et des politiques domestiques qui ne prennent que peu en compte les politiques internationales. Nos responsables politiques et nos fonctionnaires participent bel et bien aux décisions relatives aux conventions internationales et aux accords internationaux sur le commerce. Pourtant, tout comme les responsables des agences d’aide internationales, ils reconnaissent difficilement nos responsabilités dans la situation des PVDs. Nettoyer devant sa porte n’est sans doute pas aisé pour ces champions du ‘’deux poids, deux mesures” peu habitués à manier la brosse et le torchon!

Et pour beaucoup d’entre nous aussi, de plus en plus accoutumés à voyager hors de nos frontières, entreprendre un autre voyage, celui d’imaginer le quotidien des hommes et des femmes qui ont travaillé pour produire ce que nous consommons, semble plus difficile. Que vivent au jour le jour ces familles déplacées et expropriées de leurs terres pour favoriser par exemple, la monoculture du coton ? Quel est le quotidien de ces agriculteurs devenus ouvriers agricoles qui cultivent le coton de nos chaussettes, de ces jeunes filles qui les confectionnent 14 heures par jour ou encore de ces enfants du delta du Niger qui meurent de boire une eau empoisonnée par le pétrole exploité par Total pour transporter ces mêmes chaussettes qui réchaufferont si douillettement nos petons en hiver ?

Parler d’injustice est un euphémisme

A l’heure de la mondialisation, où les marchés internationaux brassent des flux financiers sans commune mesure avec ceux de l’aide publique au développement, où la libéralisation du commerce et la dérégulation sont érigées en véritables dogmes, parler d’injustice est un euphémisme pour qualifier le véritable scandale d’un monde à deux vitesses généré par l’actuel système économique mondial.

Pour beaucoup d’analystes, le nœud gordien du problème est dans le prix des produits. La non internalisation dans les prix des coûts sociaux, environnementaux et économiques, comme les subventions à l’exportation ou les soutiens publics à des modes de production non soutenables, est au cœur du problème. Et combinée à la dérégulation des mécanismes de gestion de l’offre et à la libéralisation des échanges, elle constitue un cocktail diabolique qui favorise les pratiques de dumping et augmente la dette écologique que les pays développés et émergents ont envers les PVDs.

Les changements climatiques, la dégradation que nos modes de consommation exercent sur les ressources naturelles des PVDs (forêts, réserves halieutiques, biodiversité, eau, sols, pétrole, minéraux, etc…) ou encore les pertes de revenus liés à la baisse structurelle des prix des produits agricoles cultivés dans les PVDs, sont autant d’exemples qui illustrent l’importance de nos responsabilités dans l’évolution négative de la situation.

Où sont nos élus?

A l’exception de quelques mesures courageuses comme l’interdiction par la Belgique de l’importation de bois tropical exploité illicitement ou la suspension (toute provisoire) par l’UE de la directive Bolkenstein, nos élus sont soit absents, soit très discrets sur les efforts qu’ils déploient pour garantir la cohérence de notre politique avec les conventions internationales. Il existe des règles dans la hiérarchie des traités et des lois. Mais celles relatives aux droits humains et à l’environnement font rarement le poids face aux dictats de l’OMC. C’est notamment le cas pour les accords sur la propriété intellectuelle qui ne respectent pas certaines directives de la convention sur la biodiversité. C’est aussi le cas pour les accords de libre échange qui n’imposent pas le respect des conventions internationales sur le travail. Et cela concerne aussi les accords sur l’agriculture, qui ne tiennent pas compte de la fonction majeure de ce secteur dans l’emploi et l’alimentation (il concerne près de la moitié de la population active mondiale qui produit la nourriture pour nourrir l’ensemble de la planète), la gestion des ressources naturelles et celle des espaces ruraux.

Il n’est donc pas étonnant que l’on assiste depuis quelques années à une cristallisation des positions des PVDs lors des sommets internationaux et que ceux-ci ne voient derrière la préoccupation environnementale qu’un nouveau protectionnisme !

Aujourd’hui, le Nord augmente sa consommation alors qu’au Sud, c‘est la pollution, parfois posée par nos propres déchets, et les besoins non assouvis de biens et de services de base qui augmentent !

Aujourd’hui, le Nord limite ses efforts pour diminuer ses GES en rachetant des droits de polluer à d’autres pays, sans bénéfices directs pour les Pays Moins Avancés (PMAs) qui sont pourtant les premières victimes et les moins responsables du réchauffement climatique.

Aujourd’hui le Nord élabore des règles commerciales et des codes d’investissement qui garantissent les intérêts de quelques transnationales alors que les pays les moins avancés essaient vainement de protéger du dumping, leur propre production de riz, de lait ou de mil !

Là où les pays développés veulent avancer sur la voie du développement durable, la plupart des PVDs veulent d’abord voir réunies les conditions du développement tout court ! Et en particulier les conditions du développement socio-économique !

Réconcilions développement et soutenabilité !

Les actions et les projets proposés par les associations et ONGs de développement sont riches et nombreux. Mais améliorer localement les conditions de vie de quelques villages, quartiers ou communautés ne suffît pas pour changer durablement la situation et inverser les évolutions en cours ! Le développement soutenable ne doit pas être seulement relégué auprès des individus ou des associations. Il doit avant tout être garanti par un socle de politiques cohérentes ! Le secteur associatif doit aussi rester vigilant et veiller à cette cohérence, faute de quoi, nous deviendrons au mieux, les acteurs bon marché de coopérations alibi, au pire les fous de nouveaux rois invisibles de plus en plus puissants !

Si le défi est au Nord de changer radicalement notre modèle de croissance et les politiques qui le soutiennent et, au Sud, de garantir la réalisation des droits socio-économiques pour tous (Indice de Développement Humain (IDH) supérieur à 0,8) tout en tirant les leçons des limites du modèle occidental de développement, alors être ‘’progressistes‘’, pourrait commencer par garantir plus de cohérence dans nos politiques, nos pratiques et nos comportements en évaluant à l’avance l’impact de ceux-ci sur le développement de tous partout dans le monde.

‘’ Vouloir un monde meilleur, c’est beau mais facile ! Ne pas commettre trop d’erreurs, c’est bien plus difficile ! ‘’, chantait Pierre Rapsat. Alors, choisissons prioritairement la voie défensive et soumettons au minimum le principe de précaution à toute production et décision politique ! C’est sans doute, compte tenu de nos moyens, la voie la plus efficace à défaut d’être la plus enthousiaste.

Un test de ce type a été proposé à nos parlementaires fédéraux. Où en sont les discussions ?
Si ce test était appliqué, il ferait sans doute ressortir le fait que notre politique de diminution des Gaz à Effet de Serre doit être plus efficace si l’on veut que l’impact négatif des changements climatiques sur les populations des PMA, n’hypothèque pas les objectifs du millénaire auquel la Belgique a souscrit.

Il imposerait aussi l’application d’un bilan carbone à toute pratique et tout produit. Un tel test appliqué, par exemple, à notre politique sur les biocarburants nous imposerait sans aucun doute plus d’humilité sur la portée et les limites de cette mesure et surtout davantage de critères sur la soutenabilité de la filière (production / transformation / commerce) dans les autres pays. Il est plus que probable que cette niche, présentée comme telle aux PVDs, souffrira des mêmes défauts que n’importe quelle matière première (dépendance, baisse et volatilité des prix , concurrence avec la production alimentaire, expropriations des terres, etc…).

Un tel test pointerait très souvent l’inéquité et l‘incohérence de nos politiques commerciales et agricoles. Il nous imposerait entre autres :

 La régulation de la gestion de l’offre,

 L’arrêt des subventions à l’exportation et des pratiques de dumping,

 La suspension des conditionnalités dans les accords commerciaux bilatéraux, régionaux et internationaux imposant l’ouverture des marchés et interdisant le droit de protéger son agriculture et l’application du principe de souveraineté alimentaire.

 La non intégration des services essentiels (santé, éducation, eau, hygiène…) et de la culture dans ces accords

Un tel test imposerait de réelles études d’impact des politiques de coopération, commerciales, financières…sur le DD et les objectifs déclarés de lutte contre la pauvreté. Et la mise en place d’une réelle participation et concertation avec la société civile organisée.

Si nos voulons enrayer la course de ce monde qui ne tourne plus rond, soyons le sable et pas l’huile dans ses engrenages moribonds!