Dans cet article, Luc Lefèbvre, travaillant depuis 27 ans dans la coopérative “Lutte, solidarité, travail”, partage quelques réflexions sur ce projet d’économie sociale qui lui tient particulièrement à cœur et pour lequel il perçoit de nombreuses plus values sociales. Mais l’évolution de l’économie sociale en général l’inquiète…


« C’est au départ des mobilisations des plus pauvres dans des actions collectives au niveau du mouvement LST que je voudrais partager mes inquiétudes. Plus précisément encore, c’est de mon engagement depuis plus de 25 ans comme travailleur dans la coopérative LST que s’élaborent mes perceptions de l’évolution de l’économie sociale.

Les enjeux actuels sont importants vis-à-vis des dérégulations par rapport au monde du travail et les conséquences néfastes que cela entraîne pour l’ensemble des travailleurs, avec ou sans emploi, et particulièrement les plus pauvres.

Au 19ème siècle, un auteur contemporain à la commune de Paris [[Denis Poulot : « Le sublime ou le travailleur comme il est en 1870, et ce qu’il peut être ». Maspéro 1980. Actes et mémoires du peuple.]] proposait un remède aux problèmes posés par une part de la population ouvrière que constituait pour lui le “quart-état” et un “cinquième état” encore en-dessous, constitué par “les sublimes”…. Ce remède était “l’auto- exploitation” du travail par la coopérative ouvrière. Signalons que cet auteur était patron d’une entreprise.

Ainsi, dans notre société industrielle ,la chose n’est pas neuve. Nous pourrions également rappeler les « ateliers nationaux » qui absorbaient une partie de ceux et celles qui se retrouvaient sans travail dans la France d’après 1789.

Ce débat entre d’une part , des démarches collectives de résistance à la misère et l’utilisation « du concept » par les dominants en vue de réaliser « l’utilité des pauvres » dans les circuits de production est encore bien présent de nos jours.

A certains moment, les plus values réalisées sur le travail des pauvres peuvent prendre des formes aussi différentes que « l’exploitation coloniale » vers laquelle on revient à grands pas, ou plus près de chez nous des formes de « travail forcé », dans des « emplois d’insertion » intégrés à ce qu’on appelle économie sociale (pour bénéficier du RIS ou maintenir un droit aux allocations de chômage).

Tout cela semble « normal » pour bon nombre de citoyens. Et pourtant, en acceptant ces logiques de « travail forcé », où l’arme alimentaire est à l’œuvre, c’est la pression accrue sur le monde du travail qu’on accepte.

L’économie sociale, et particulièrement les entreprises coopératives de production ou de services, répondaient la plupart du temps à une démarche de résistance. Résistance des travailleurs à la pauvreté voire à la misère pour certains, résistance à une exploitation démesurée en organisant la production de manière autogérée par les travailleurs. A la fin du siècle dernier on assistait encore ça et là à la naissance d’entreprises coopératives où la solidarité était le moteur.

Ces dernières années , la gestion des crises de l’emploi et le « traitement » des pauvres poussent au développement « d’emplois » qui échappent pour la plupart aux exigences des règles de protection des travailleurs et au respect des conventions collectives du travail.

Tant à travers des entreprises de formation par le travail que par des entreprises qui pratiquent les Titres Services on assiste à une braderie de la valeur marchande du travail [Cfr étude de LST sur les titres services]. Pour un même service, le coût pour un client se situe dans un rapport de 1 à 5 (voire 6) s’il fait appel à une entreprise traditionnelle qui effectue le travail dans le respect des conventions collectives de son secteur ou s’il fait appel à une entreprise qui pratique le titre service.

On peut même parler de « délocalisation » interne : certaines tâches qui ne peuvent pas être délocalisées géographiquement le sont en étant confiées à des travailleurs dont le statut plus précaire permet un abaissement souvent important de la rémunération.

Que ce soit via un subventionnement vers l’emploi ou un subventionnement vers le client (la demande) le résultat est le même. Pour une même tâche, l’entreprise qui effectue le travail dans le respect des conventions collectives et des barèmes pratiquera des coûts que le clients; « rechignera » à payer au vu des tarifs attirants d’une économie sociale « dérégulée ».

Le risque est de voir des pans entiers de notre économie dans lesquels les emplois « précaires » chassent ceux qui s’exercent dans le cadre des conventions collectives.

A cela nous devons ajouter que dans le cadre des politiques « d’activation » à travers l’emploi, c’est une sorte de « travail forcé » qui se développe puisque les travailleurs qui entrent dans ce type d’emploi n’ont pas le choix. C’est l’arme alimentaire qui agit comme elle le fait dans une multitude d’endroits de notre planète.

Je ne peux m’empêcher de raconter ce que des travailleurs de ce type d’emplois m’ont rapporté. Dans une entreprise de formation par le travail qui développe un secteur d’entretien des forêt et d’aménagement de parc et jardin, un travailleur « stagiaire » exprimait sa révolte suite à un travail d’aménagement des parterres dans la propriété d’une des plus riches familles belges. Aménagements de parterres et d’espaces verts effectués à l’occasion d’une fête organisée à grands frais dans la propriété. La plupart des « stagiaires » comme cet ami qui me relatait ces faits recevait en salaire de l’entreprise 1€/h brut plus un minimex cohabitant provenant d’un CPAS.

Nous pourrions également jeter un regard sur les filières de la récupération. En 1994, dans le cadre de la réalisation du RGP, nous mettions en évidence la dérégulation au niveau du statut des travailleurs qui étaient employés sur une chaîne de tri des déchets en région bruxelloise. Pour un même travail, on y rencontrait :

 Des travailleurs « statutaires » de l’entreprise qui bénéficiaient de la rémunération et de la protection des travailleurs qui dépendent de l’hygiène.

 D’autres travailleurs étaient employés à travers des art. 61 de la Loi organique des CPAS. Une partie de la rémunération venant du MINMEX ( à l’époque) et un solde de l’employeur.

 D’autres encore, sous divers contrats, conventions, essais, avec des protections « résiduaires » et  « le salaire  horaire universel » de 1€/H BRUT, réservé bientôt à tous les activés de l’Europe en plus des allocations sociales perçues pour ceux qui en reçoivent.
On peut également se poser la question : de quelle délégation syndicale dépend ce travailleur détaché d’un CPAS via un art.61 ?

Il est loin le combat des femmes de la FN qui en 1966 initient un mouvement de grève pour mettre en évidence les différence salariale injustifiées entre hommes et femmes et porter haut le slogan « A travail égal, salaire égal ». En reprenant un tel slogan nous risquerions de déclencher un nivellement par le bas.

On ne peut que s’inquiéter des pratiques actuelles « labellisées » d’économie sociale qui produisent des effets d’appauvrissement des travailleurs en justifiant des pratiques « hors normes ». Je devrais plutôt dire « hors des conventions collectives » et dans les nouvelles normes de compétitivité.
L’acte « citoyen » ne serait-il pas de résister à de telles dérégulations ? »

Luc Lefèbvre.

 Père de famille, Militant du mouvement Luttes Solidarités Travail, depuis sa création et travailleur dans la scrl LST coopérative qui est active dans la construction.