La lecture du texte inaugural du développement durable, le “rapport Brundtland”, ne laisse aucun doute sur l’intention de ses fondateurs : faire advenir un développement (mode de production et de consommation) apte à satisfaire les besoins de tous les êtres humains où qu’ils vivent, que ce soit aujourd’hui ou demain.
Dans le vocabulaire philosophique, on qualifie de « suffisantiste » une conception de la justice qui n’accorde pas d’importance aux inégalités de revenu ou de situation entre membres d’une collectivité pour autant que chacun sans exception accède à un minimum de bien-être ou soit pourvu du minimum de ressources nécessaires pour pouvoir y accéder. Dans sa définition la plus connue, la plus répandue, le développement durable est clairement suffisantiste: la question des inégalités apparaît secondaire pour autant qu’il soit assuré que chacun puisse être à même de satisfaire ses besoins. En même temps, on peut considérer que le fait de garantir à chacun l’accès à un niveau de ressources matérielles et immatérielles suffisant pour pouvoir réaliser sa propre conception de la vie bonne (pourvu qu’elle reste dans les limites du raisonnable) met chacun sur un pied d’égalité

Quelles sont les implications de cette conception au niveau des principes ?

1° D’abord une priorité des « besoins » sur les « désirs » ou « envies ». Plus concrètement, un « désir » ou une « aspiration » qui vont au-delà d’un authentique besoin ne peut être légitimement satisfait qu’à la condition expresse que cette satisfaction ne s’effectue pas au détriment de la satisfaction d’un besoin présent ou à venir. Bien entendu, un individu est toujours libre de faire passer ses désirs avant ses propres besoins essentiels et sacrifier par exemple sa santé ou son bien-être matériel à la poursuite de satisfactions d’un autre ordre (par exemple : pratiquer le jeune pour des motifs religieux ou, dans un tout autre registre, se priver de nourriture pour pouvoir acquérir une œuvre d’art ou une édition rare ) mais d’une part il ne peut le faire au détriment des besoins d’un tiers et d’autre part, il ne peut raisonnablement exiger qu’un tiers l’aide dans cette voie au nom de la justice. Ce qui nous mène à la deuxième conséquence.

2° Une obligation morale d’œuvrer à ce que le moins possible de besoins authentiques restent non-satisfaits. Précisément, malgré toutes les difficultés auxquelles on peut se heurter lorsqu’on tente de dresser une démarcation claire entre les « besoins » et les « désirs », il est un critère auquel on ne peut manquer de se référer, c’est celui du caractère potentiellement universel du besoin, caractère dont les désirs ou aspirations [2] sont dépourvus et qui crée une obligation morale elle aussi universelle. Je m’explique : je puis me reconnaître dans tout être humain qui souffre de la faim, de la soif, de maladie ou de handicap, de privation de liberté, de conditions socialement humiliantes, etc. et, à ce titre, considérer comme légitime une conception de la justice qui me fait obligation d’aider à mettre fin à ces situations de besoins non satisfaits dans la mesure de mes moyens et possibilités. A l’opposé, j’éprouverai beaucoup de difficulté à adhérer à une conception de la justice qui m’enjoindrait d’aider un drogué à se procurer sa dose d’héroïne (malgré l’incontestable souffrance que lui cause l’état de manque où il se trouve [3] ) ou un collectionneur à acquérir la pièce manquante dont l’absence dans sa collection lui est insupportable. Alors que tout autre humain peut comprendre l’état de celui qui a faim, soif, etc., seul un autre héroïnomane dans notre premier exemple ou un autre collectionneur enragé dans le deuxième peut comprendre et partager cette souffrance.

La mise en œuvre de ces principes dans la pratique suppose donc qu’on puisse répondre à deux questions préalables :

– Cette aspiration ou cette motivation à acquérir ou à consommer un bien (ou un service) correspond-elle à un besoin authentique ou seulement à une envie, une tentation, un désir ?

– La satisfaction de cette aspiration fait-elle obstacle à la satisfaction d’un besoin essentiel pour un ou plusieurs tiers, ici et maintenant ou demain et ailleurs ?

En fait, la réponse à la deuxième question est logiquement prioritaire dans la mesure où, s’il est établi que la satisfaction de l’aspiration ou de la motivation considérée est sans conséquence sur la capacité d’autrui à satisfaire ses besoins, il importe peu de savoir si cette aspiration répond à un besoin fondamental ou non.

Dans quel cas peut-on considérer qu’une consommation quelconque est de nature à influer sur la capacité d’un autre de satisfaire ses besoins ? On peut proposer la réponse suivante :

– lorsqu’elle suppose l’appropriation d’une ressource (en tout ou en partie) sur laquelle d’autres que moi ont des droits de propriété ou d’usage ;

– appropriation qui a pour conséquence une diminution des possibilités d’accès ou d’usage pour d’autres ;

– à laquelle les autres n’ont pas consenti dans le cadre d’un contrat équitable;

– et/ou pour la perte de laquelle aucune compensation n’est apportée.

Autrement dit, je ne puis être accusé de « sur-consommer » une ressource qui n’appartient qu’à moi (par exemple ma propre énergie physique ou intellectuelle) ou dont ma consommation n’enlève rien à ce qui reste disponible pour d’autres (par exemple, l’air que je respire, du moins dans des conditions normales ; pas dans la fusée de Tintin) ou dont j’ai acquis le droit d’usage au terme d’un contrat équitable ou enfin pour laquelle en l’absence des possibilités d’établir un contrat, j’ai prévu une compensation suffisante telle que personne ne soit lésé dans la satisfaction de ses besoins.

Le cas le plus flagrant de violation de ces critères est celui de l’appropriation sans compensation de ressources naturelles non-renouvelables (ou pour les renouvelables au-delà de leur capacité de régénération) dont il est raisonnable de penser qu’elles seront aussi indispensables aux générations futures qu’elles l’ont été pour nous. Il n’est en effet pas possible de passer un contrat équitable avec des partenaires encore inexistants et donc incapables de se défendre, d’exercer des représailles à notre encontre comme, du reste, de contribuer à notre propre bien-être. A l’égard des générations futures, il est donc impératif de respecter les maximes suivantes :

– être le plus parcimonieux possible dans l’usage des ressources pour lesquelles il n’existe pas de substitution connue: c’est-à-dire en restreindre l’usage à la seule satisfaction de nos besoins et non de nos désirs ou envies;

– Dans la satisfaction de nos besoins, veiller à en faire un usage optimal et donc être aussi efficace que possible dans nos modes de production et de consommation ;

– Consacrer en priorité les efforts de recherche et développement à la mise au point de technologies et de matériaux de substitution ;

– Veiller à compenser les prélèvements sur les ressources indispensables à la satisfaction de nos besoins en transmettant une quantité suffisante de ressources de toute nature pour leur permettre de satisfaire leurs besoins à un niveau équivalent (ou supérieur s’ils parviennent à les utiliser de façon plus productive) au nôtre.

Mais les critères ci-dessus sont également pertinents pour les générations actuelles. C’est ainsi, par exemple, qu’il ne peut pas y avoir de contrat équitable entre des parties trop inégalement pourvues en ressources et donc en capacité de négocier. Il y a peu de chances qu’une transaction entre un renard et les poules du poulailler réponde jamais aux conditions d’un contrat équitable. Il faut donc s’interroger sur les conditions d’exploitation et de commercialisation des ressources naturelles des pays du Sud (généralement par des compagnies de pays riches) au profit principalement des consommateurs du Nord. Ceux-ci disposent d’un pouvoir de négociation tellement supérieur à ceux-là qu’il ne saurait y avoir de contrat équitable dans le cadre de relations uniquement commerciales.

Outre les ressources de l’environnement, il est une autre ressource qui peut être appropriée indûment et de façon abusive, dans des conditions qui ne sauraient être qualifiées d’équitables, c’est le travail humain. En dehors d’une régulation par une puissance publique démocratique ou de rapports de force équilibrés au niveau de la société, il ne peut y avoir de contrat de travail équitable entre l’homme ou la femme qui n’a que sa force de travail à « vendre » sous peine de mourir de faim et le propriétaire du capital qui cherche à maximiser ses dividendes et non à assurer sa propre survie. Le développement durable s’oppose donc autant à l’exploitation de l’homme par l’homme qu’à celle de la nature par l’homme et pour les mêmes raisons.

Inter-intra-générationnel

Si le développement durable consiste donc bien en une double exigence éthique, vis-à-vis des générations futures d’une part et entre générations contemporaines de l’autre, comment envisage-t-il l’articulation de ces deux exigences ? Faut-il sacrifier les générations présentes au bien-être des générations futures, comme ce fut le cas sous le socialisme d’Etat où de nombreuses générations furent sacrifiées au nom de l’édification d’un avenir présenté comme radieux ? L’objectif de justice intragénérationnelle autorise-t-il une moindre prise en compte des générations futures, et si oui, dans quelle mesure et à quelles conditions ? Plus concrètement, et en termes économiques, quelle part du produit social mondial nous faut-il redistribuer en vue de satisfaire les besoins de tous les êtres humains qui occupent en ce moment la planète, quelle part faut-il épargner et investir pour garantir les intérêts des générations futures ? Ce qui est redistribué aujourd’hui ne peut plus être investi pour demain, ce qui est mis de côté pour demain, c’est autant dont les plus pauvres d’aujourd’hui ne peuvent bénéficier. Qu’on le veuille ou non, c’est bien en ces termes, en fin de compte, que se pose la question fondamentale du développement durable.

C’est ici que la distinction entre besoins et désirs ou envies prend toute son importance. Contrairement à ce que l’on a parfois pu écrire, le développement durable accorde bien la priorité au présent, plus précisément, il accorde la priorité aux besoins du présent. Au fond, on pourrait résumer la philosophie du développement durable en ces quelques formules un peu lapidaires : les besoins l’emportent sur les envies et le présent sur le futur. Et donc :

– les besoins du présent l’emportent sur les envies du présent ;

– les besoins du futur l’emportent sur les envies du présent ;

– les besoins du présent l’emportent sur les envies du futur ;

– les besoins du présent l’emportent sur les besoins du futur.

La distinction entre ce qui relève du besoin humain fondamental, indispensable à l’accomplissement d’une existence humaine digne de ce nom et ce qui relève des envies et des désirs contingents est donc cruciale. Pour autant, elle est loin d’être évidente. L’homme est un être profondément symbolique (« une machine à fabriquer des dieux » disait Bergson), c’est aussi une créature historique. Son histoire est aussi celle de ses besoins, de la façon dont il les a façonnés, domestiqués, interprétés. Cette histoire n’est pas finie, le développement durable n’en est que le dernier épisode en date. Ce qui passe aujourd’hui pour un besoin essentiel a pu à d’autres époques et dans d’autres circonstances passer pour un luxe. C’est pourquoi il n’y pas d’autre voie que la délibération démocratique, étayée toutefois par toutes les données de la science actuelle de l’homme et de la nature, pour faire la différence entre ce qui correspond à un besoin humain fondamental à la satisfaction duquel chacun a droit et ce qui relève d’aspirations ou d’envies qui ne sont légitimes que dans la mesure où leur satisfaction reste compatible avec l’exigence de rencontrer d’abord, en priorité, les besoins humains fondamentaux.


| NOTES:


[1] Ce texte ne prétend pas refléter une quelconque position officielle de l’IDD mais uniquement les intuitions de son auteur.

[2] Ce critère n’est cependant pas suffisant parce qu’il existe certaines aspirations ou certains désirs universels, inhérents sans doute à la nature humaine et que chacun peut éprouver à un moment ou un autre mais qui, pour autant, ne créent pas d’obligation morale. C’est le cas, par exemple, du désir de pouvoir.

[3] En revanche, je me sentirai tenu de l’aider à sortir de son assuétude s’il en manifeste le désir ou à tout le moins à soutenir (en acceptant de contribuer financièrement à) une politique publique d’aide aux victimes de la drogue.