Un texte de Patrick Viveret, philosophe, janvier 2008.

Pour compléter cette lecture, vous pouvez aussi voir l’interview en vidéo de Patrick Viveret (mars 2008)

L’idée

Depuis le temps que nous disons les uns et les autres dans nos réseaux respectifs que « nous allons dans le mur » si nous continuons dans la voie d’un productivisme insoutenable aggravé par un capitalisme financier de plus en plus autoritaire posons nous la question : et si le mur nous ne l’avions pas déjà percuté ? Et si donc la question était désormais non pas d’éviter d’y aller mais de commencer à en sortir.

Car après tout que voyons nous si nous regardons un peu le rétroviseur de ces trente cinq dernières années (pour prendre avec 1972 une date qui soit écologiquement significative d’un début de prise de conscience, la conférence de Stockholm [1]) ? Nous constatons que quantité de situations que nous vivons actuellement régulièrement, parfois au quotidien, auraient paru à l’époque relever du fameux risque de percussion mural : l’élévation gravissime du CO2 et son cortège de catastrophes naturelles (sécheresses, canicules, inondations, tempêtes etc.), l’expérience de catastrophes technologiques majeures (Seveso, Bhopal, Tchernobyl) en constituent des exemples sur le plan écologique. Mais le creusement des inégalités sur le plan social, l’explosion du capitalisme financier, la montée de l’intolérance se traduisant par une influence démesurée de courants xénophobes au coeur même de l’Europe auraient paru à l’époque aux courants humanistes, fussent ils de tradition conservatrice, relever du fameux mur à éviter. Nous sommes en réalité en plein dans le bain de la grenouille que l’on ébouillante progressivement pour éviter qu’elle ne saute de la bassine. Nous avons déjà fait un long chemin avec l’inacceptable et paradoxalement notre peur du mur à éviter a pour effet de nous rendre aussi impuissants que le lapin face au boa.

D’où la nécessité d’un renversement de perspective susceptible, en nous rendant beaucoup plus lucide que nous le sommes habituellement sur notre présent et notre passé proche, de nous ouvrir paradoxalement des voies d’avenir plus lumineuses en repérant dans ce mur dans lequel nous sommes déjà bien entrés quelques brèches à élargir pour mieux en sortir. Certes, le mur en question se présente davantage comme une série de murailles entrelacées que comme une simple barrière à franchir. Et il est vrai que si nous avons rencontré déjà nombre de murets, percuté des murs plus costauds qui ont déjà beaucoup blessé ou tué il y a toujours un ensemble de remparts plus lourds encore qui, dans le gymkana où l’humanité est engagée, peuvent produire encore beaucoup plus de dégâts voire, dans l’hypothèse de la sixième grande extinction, mettre fin à sa brève aventure dans le cosmos. Mais si nous restons dans l’analogie de l’enchevêtrement de murailles plutôt que du mur simple nous pouvons dans le même temps où nous repérons les obstacles les plus dangereux encore devant nous nous diriger vers les brèches et tenter d’entraîner vers des paysages plus doux un maximum de compagnons d’infortune.

Le projet SDM ! (« Sortons du mur ! ») esquissé ici pour provoquer la discussion, l’imagination et l’action se nourrit d’abord de désir dont l’énergie est très supérieure à la peur. Car il existe aussi des brouillards artificiels que nous prenons pour des remparts et ceux-ci sont parmi les principaux obstacles que nous rencontrons car ils nous bloquent à la racine même de tout processus d’imagination alternative. Il s’agit en particulier de l’effet de « sidération » que produit le capitalisme contemporain. Sidération, car il provoque une panne d’imaginaire telle que même ce qui reste de révolutionnaires professionnels n’ont pour tout programme que de revenir au bon temps des Trente Glorieuses et de sa croissance pilotée par l’Etat-Nation [2]. Quant aux plus radicaux des écologistes, tels de nouveaux cathares, ils n’ont pour tout message que de prêcher une décroissance peu propice à mobiliser les énergies même s’ils ont raison de dénoncer le caractère insoutenable de notre forme de croissance actuelle.

Or quel est le contraire de la sidération ? L’étymologie nous renseigne sur ce point. Face au « sidus » de l’immobilité de la voûte céleste à laquelle croyaient les grecs et les latins, la terre et le monde sublunaire étaient le siège de la vie (et de son corollaire la mort) et du mouvement. « Desidere », racine étymologique du mot désir c’était donc être dans une situation inverse de l’éternelle immobilité : la vie et le mouvement. Voilà pourquoi, comme nous le disons dans le cadre du processus international « Dialogues en humanité », nous avons besoin de réinventer du désir, un désir d’humanité. Face aux logiques mortifères de Thanatos, nous avons besoin – comme le notait déjà Freud en 1930 – de retrouver la force de vie de l’Eros. Il nous faut pourrions nous dire construire la SEM, la « stratégie érotique mondiale »

Cet enjeu renouvelé des logiques de vie face aux sidérations mortifères nous permet de traiter le plus difficile : notre propre barbarie intérieure. Rien n’est plus facile que de se construire un ennemi supposé cause de tous nos maux. Rien n’est plus difficile que d’organiser le travail d’une communauté sur elle-même afin de progresser dans sa qualité d’humanité. C’est la raison pour laquelle les effondrements les plus graves viennent de crises intérieures à des collectivités qui sont alors source de désespoir et pas seulement de défaite ou d’échec. Ce n’est pas la force du capitalisme qui a conduit à l’échec du communisme. Et pour prendre des exemples français récents sur le plan politique, l’échec d’une candidature de la gauche « antilibérale » aux présidentielles, la crise gravissime (incluant la fraude) au sein d’Attac, l’autodestruction du parti socialiste organisée par ses responsables, l’incapacité des verts à porter une question écologique désormais reconnue comme centrale ont pour point commun d’être des phénomènes intérieurs liés notamment à une incapacité à traiter les enjeux émotionnels en leur sein. Toute action transformatrice, surtout si elle se veut radicale, doit donc tenter de traiter la difficulté de la question humaine à sa racine et ne pas se contenter de prôner le changement pour les autres.

Sept principes peuvent nous guider dans cette direction :

1) Articuler principe d’espérance et de responsabilité : nous avons à juste titre insisté les uns et les autres depuis le livre majeur de Hans Jonas sur le principe de responsabilité. Mais il nous faut aussi retrouver le principe d’espérance bien repris par Edgar Morin à travers trois modalités qui peuvent nous être très utiles dans les temps chaotiques que nous allons de plus en plus traverser : l’improbable, les potentialités créatrices, la métamorphose.

2) Articuler transformation personnelle et sociale : tension dynamique du personnel et du mondial et pas seulement du local et du global. Car le plus difficile n’est pas la production économique mais l’organisation d’un vivre ensemble qui fasse sens et réponde à la demande fondamentale de tout être humain : le désir de trouver sa place dans une histoire qui fasse sens. Là où les économistes croyaient que la question préalable à résoudre était celle de la production abondante face à la pénurie nous voyons bien aujourd’hui que l’abondance est porteuse de dépression si les communautés humaines sont sans repères sur leurs projets de vie.

3) Placer la construction de la joie de vivre au coeur des projets alternatifs non seulement pour résister au mal être et à la maltraitance du capitalisme et du productivisme mais aussi pour échapper aux dérives sectaires et non démocratiques de que l’on pourrait appeler le « militantisme sacrificiel ».

4) Changer notre rapport à la richesse (et à l’argent), au pouvoir, mais aussi à la vie elle-même : l’art de vivre « à la bonne heure » ; opposer la puissance créatrice et la capacité d’émerveillement (et d’indignation !) à la puissance dominatrice et au cynisme désabusé.

5) Promouvoir « la haute qualité démocratique » (à l’instar de la haute qualité environnementale » : construire le conflit comme alternative à la violence, le désaccord fécond comme outil de progression de la discussion dans un débat ; la démocratie étant notamment l’art de transformer des ennemis en partenairesadversaires ; la pratique des arts martiaux et du « judo de masse » (cf Alinsky) est une école très riche de cette conflictualité non violente.

6) Repérer les potentialités créatrices : il ne suffit pas d’affirmer qu’un autre monde est possible ; en fait une autre manière d’être au monde est déjà là et il nous faut apprendre à voir pour à donner à voir et à mettre en réseau toutes les initiatives de ce que l’on appelle souvent l’émergence des « créatifs culturels » ; cela permet d’articuler à l’instar de l’expérience du mouvement ouvrier mutualiste et coopératif au 19ème siècle trois postures complémentaires et non contradictoires : la lutte, la proposition transformatrice (donnant lieu à bataille juridique par exemple) et l’expérimentation sociale (tout ce qui est immédiatement réalisable est entrepris).

7) Principe de cohérence : importance de la cohérence de la forme et du fond, et de la capacité à vivre réellement nos valeurs affichées en se souvenant du sens fort du mot valeur : la force de vie !

[1] Mais cette date est aussi intéressante sur le plan culturel et politique : la suite proche des mouvements internationaux de 68, l’après Breton Woods sur le plan économique par exemple.

[2] Il est significatif de remarquer que les principales mesures prônées par Lutte ouvrière et la LCR aux dernières élections présidentielles françaises étaient encore mise en oeuvre sous Pompidou et Giscard : contrôle des changes, fort secteur public, politique de relance par la consommation, etc.