Séance d’ouverture des XXIXe journées de l’Association de l’économie sociale à l’Université du Travail de Charleroi : « Transformations et innovations économiques et sociales en Europe : quelles sorties de crise ? Regards interdisciplinaires », introduite par Jean-Jacques Viseur, bourgmestre.

Présentation

A la fois économiste, sociologue et enseignant ancré dans des réseaux d’économie sociale et solidaire partout dans le monde, Jean-Louis Laville est également l’auteur de nombreuses publications, dont « Politique de l’Association », paru au Seuil en janvier 2010.

NDLR: la 1ère partie l’ouvrage, p.33-95 détaille l’histoire de l’associationnisme qui s’est particulièrement développé au XIXeS.
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Exposé de Jean-Louis Laville

Le XXème S. a été marqué par des débats focalisés sur la tension marché / état. Aujourd’hui, pour affronter les défis de la sortie de crise, il est nécessaire d’introduire une 3ème polarité, celle de la société civile, de l’économie sociale.

Quand on fait cette hypothèse, surprise : durant les 2 derniers siècles, le monde associatif a joué un rôle dans la société mais ce rôle n’a pas encore été véritablement reconnu. Certes, les associations sont considérées comme méritantes mais quand on passe aux sujets sérieux, on en revient à la dualité marché / état.

Explications : si on regarde les trajectoires associatifs depuis 2 siècles, on est à l’intersection de plusieurs sphères : politique, économique, social, culturel… Ces lieux frontières sont obscurément occultés si on envisage la situation de façon cloisonnée.

Il ne s’agit pas de faire de la recherche action quand on a fini la recherche véritable mais d’avoir une réflexion épistémologique sur la construction de connaissances. Il n’y a pas que l’histoire des idées mais aussi celle des pratiques, à prendre en compte.

A tout cela s’ajoute le constat d’un renouveau mais avec des conclusions contradictoires : ce renouveau n’est que du sous-public ou du sous-entreprise… Est-ce que l’associatif peut devenir une catégorie analytique autant que pratique ?

Nous voilà renvoyés aux conceptions du changement social. Nous sommes rentrés dans la modernité démocratique (fin XVIIIe, début XIXe S.), via des révolutions visant l’égalité des droits humains qui ont généré, au départ de droits partiellement acquis au niveau politique, tout un ensemble de conséquences dans la vie sociale et économique –> associationnisme solidaire, prolongation de l’acquis des droits politiques, tout le monde étant considéré comme potentiellement citoyen en même temps que producteur.

Tout cela a été laminé, méprisé. On a longtemps considéré cette expérience en termes de socialisme quelque peu utopique et immature, le sens de ce courant a été détourné. En 1848, deux drapeaux étaient levés : l’association et la démocratie. Cette richesse de l’associationnisme pionnier a ensuite été recouverte par d’autres façons de penser le changement social au XXe siècle : réforme ou révolution ? Ce fut le grand dilemne. On sait ce qu’il est advenu de la révolution, on est tombé dans la social-démocratie avec l’état social. Certes l’économie sociale a subsisté, mais de manière subsidiaire et subordonnée, juste comme articulation entre marché et état social. L’avenir semblait radieux… Ce monde est à présent derrière nous.

Depuis 30 ans, ce qui s’est passé nous permet de renouer avec le questionnement sur le rôle de l’associatif : la récurrence des crise. Elles ne sont pas ponctuelles, on nous serine ça depuis 30-40 ans. Les équilibres antérieurs ne reviendront pas, il faut en créer d’autres, sur une nouvelle donne et des modalités qui ne soient pas régressives.

La 1ère crise des sociétés européennes construites sur la social-démocratie, fut d’abord culturelle : 1968 –> « Est-ce que plus est forcément mieux ? » Cfr le rapport du Club de Rome sur la croissance, un texte syndical sur les dégâts du progrès, ou l’ouvrage de Baudriard sur la société de consommation, qui n’apparaiît plus comme une amélioration mais comme une aliénation supplémentaire.

(NDLR : au niveau international, cfr Ivan Illich).

On assiste alors à l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, l’ensemble de la conflictualité sociale ne se résumant pas à la tension patrons – syndicats. Les féministes, les pacifistes, les écologistes, entrent dans la danse –> collectifs de conseil, formation et soutien aux énergies renouvelables, à l’agriculture bio…

(NDLR : au niveau international, cfr l’impact du livre « Silent Spring » de Rachel Carson, USA, 1962).

Les questions posées dans la foulée de 1968 ont été aussi partiellement recouvertes. Ce qu’elles remettaient en cause, ce n’était pas le principe de l’état social mais ses limites, comme le risque de voir les usagers devenir des assujettis –> la critique émanant de ce courant était celle du point de vue des usagers, non pas de ce qu’est l’état social mais de son fonctionnement –> demandes d’individualisation, de personnalisation des services.

Ainsi au Brésil, en santé communautaire, se sont développées des démarches essayant de réintégrer une parole d’usagers.

De nombreux collectifs volontaires se sont formés, visant l’autogestion et prônant l’alternative.
Certains voient alors « la fin des militants » et un changement des formes d’engagement associatif : plus limitées, concrètes, visant à « prouver que l’on peut faire autrement » –> articulation repensée entre résister et construire un autre monde –> altermondialisme. D’autres modèles sont possibles.

L’associatif réinvestit l’économique, déserté un temps au profit du social –> renouvellement de l’économie sociale, qui remet en question la nature de la production. Le fonctionnement collectif permet des choses mais il doit répondre à certaines conditions pour atteindre ses objectifs, intégrer des exigences environnementales, de responsabilité sociale, de participation.

Comment peut-on, au-delà du statut, organiser une participation réelle, construire ensemble les services et activités de demain ? –> Beaucoup de questions, à nouveau ensevelies par la soi-disant « crise économique » : ou plutôt l’instauration d’un nouveau régime capitaliste –> restructurations faisant endosser la baisse tendancielle du taux de croissance due à la tiertiarisation de l’économie, à la soi-disant inefficacité des pouvoirs publics –> affaiblissement du salariat, flexibilisation –> nouveaux collectifs : reprise d’entreprises par leurs salariés, histoire qui continue de ci de là.

Là on n’a plus la volonté d’aller vers un autre monde mais de défendre ce qui peut l’être, de sauver l’emploi –> avènement des initiatives d’insertion à partir des années 90 : nouvelles façons de procéder à l’intégration sur le marché du travail de ses exclus, expériences beaucoup plus défensives.

Telles qu’on les connaît aujourd’hui, les initiatives d’économie sociale sont un mix de tout cela. Pro-activité dans l’alternative + défense et action urgente… Mix du collectif volontaire et du collectif contraint, on le voit aux secteurs différents dans lesquels on trouve des coopératives, dans différents pays : recherche + survie, économie prospective + économie populaire…

De l’alternative on est aussi passé à une nécessité de changement institutionnel -> lien avec les politiques publiques. De son côté la finance responsable et solidaire joue aussi sur les deux tableaux. On peut aussi développer ce schéma avec le commerce équitable, au départ construit sur une base nord-sud et à présent de plus en plus orienté vers des circuits courts ou du moins nord-nord ou sud-sud.

Cette évolution a été rendue incontournable par celle du capitalisme.

Aujourd’hui, quels sont les scénarios à prendre en compte dans cette balance entre intégration et innovation ?

  • Scénario 1, « intégration fonctionnelle dans un service public modernisé » : avec les politiques suivies ces dernières dizaines d’années, une partie des missions publiques ont été transférées au tiers-secteur -> tentation de la relation de sous-traitance qui modifie les rapports entre pouvoirs publics d’une part et associatif d’autre part, évolution telle qu’on passe des subventions aux appels d’offre, d’une relation tutélaire à une relation concurrentielle.

Mais l’idée de répondre à une commande des pouvoirs publics limite les capacités d’innovation de l’associatif. Les initiatives prises dans l’économie sociale consisteraient en économie de transition pour pouvoir à terme rejoindre l’économie sociale –> perte de substance en réduisant l’économie sociale à l’insertion.

  • Scénario 2, qui va encore plus loin : l’intégration fonctionnelle du tiers-secteur dans un capitalisme moralisé. En effet, le néo-libéralisme n’est plus triomphant, il doit se refaire une crédibilité. Certains disent alors que le capitalisme est incomplet, qu’il doit être complété par un social business, avec des assoc prenant pour modèle le privé –> techniques de gestion, développement du mécénat, joint ventures avec des grandes entreprises –> nouveau paysage qui a trouvé sa théorisation, venture philantropy qui rendrait les grandes entreprises plus efficientes.
    Dans ces 2 scénarios, on subordonne à nouveau, sous des formes renouvelées, le monde associatif.
  • Un 3e scénario, également présent, est sans doute le seul en mesure aujourd’hui de constituer une alternative au capital, c’est une nouvelle alliance entre associatif, action citoyenne d’une part, et action publique d’autre part, en tant qu’action régulatrice.

Les deux se co-construisent : complémentarité entre l’action citoyenne et le droit de l’action publique (tel que la philanthropie ne peut constituer la solution des problèmes sociaux).

Il s’agit donc d’admettre ce qui existe déjà mais qui est encore dans l’ombre : la solidarité, ce n’est pas seulement celle organisée par les pouvoirs publics (axe vertical), mais aussi celle qui s’organise entre les gens (horizontal); l’économie ce n’est pas seulement le marché.

On doit donc réagir contre un triple réductionnisme : le 3ème étant le fait de réduire l’économie au marché – alors que les principes de réciprocité et de restitution ne sont pas archaïques et ont même un bel avenir – tout en retrouvant aujourd’hui l’intuition du XIXe siècle : la solidarité comme facteur de production.

Il faut penser « les marchés » et non « le marché »; il n’existe pas seulement des entreprises capitalistes, mais aussi d’autres formes d’entreprises.

Cela suppose que les pouvoirs publics renoncent à de mauvaises habitudes clientélistes, cela suppose de la part de l’économie sociale, une véritable réflexion publique, il faut aussi réintroduire la question de l’action publique au sein de l’économie sociale (qui avec des entreprises dans différents secteurs, n’est pas parvenue à changer la société) –> que ce secteur se préoccupe plus de l’action publique.

— > exigences pour les deux parties: pouvoirs publics et économie sociale.
Sur tous ces sujets, nous avons beaucoup à apprendre de l’Amérique Latine…

Cela ne pourra que faire du bien aussi aux deux parties !

— > Réconcilier des conceptions du changement social qui ont été trop longtemps séparées.

Dans ce mouvement, on trouvera peut-être des voies de sorties de crise non pas destructrices mais constructives.

Questions/remarques :

Isabelle Cassiers : intriguée par cette idée d’allliance car voit plus les choses en termes de rapports de force, ex. déclin des syndicats et montée de l’associatif.

Autre question : que faire du privé ? Est-ce que « tout y est à jeter? »
Réponse de J.L. Laville : cfr « le new public management », outillage de l’économie monétariste proposée aux servicces publics –> idée qu’il n’y a pas d’institutions mais seulement des organisations qui doivent être gérées comme des entreprises privées. Il y a des organisations, certes, mais à relier à toute une architecture institutionnelle dont le new public management ne tient pas compte. Il amène des critères d’efficience, des indicateurs… Il faut reprendre la parole dans le milieu universitaire sur les spécificités de l’associatif et des pouvoirs publics, en prenant appui sur des démarches qui manifestent ce rapprochement, cette coconstruction entre politiques publiques et secteur associatif. Là aussi on est confrontés à des visions qui s’expriment d’un côté en termes de « tout est perdu » et de l’autre, « tout se construit »–> certains voient le new public management partout et vice versa.

On nous raconte que la RSE (responsabilité sociale des entreprises) a été « obligée » par les revendications sociales. C’est faux, la RSE est venue suppléer aux carences de l’état détricoté par le « tout au privé ».

Dans certaines régions du monde, il y a des politiques sociales régionales privées. Dans ces situations, il n’y a aucun contrôle démocratique sur l’activité en question.

Tout cela ne signifie pas pour autant qu’il faut se méfier dans tous les cas des partenariats public-privé. Le privé n’est pas mauvais en soi ; il faut plutôt déconstruire la soi-disant homogénéité de l’économie de marché. Derrière la rhétorique des marchés (terminologie d’empire employée par certains), sur le terrain, on trouve des entreprises qui jouent un rôle citoyen. En tout cas il s’agit de la rediriger vers ses missions de service/fourniture de biens, non pas vers la seule logique de profit.

Question sur le dépassement des intérêts sectoriels pour construire un mouvement collectif plus global des associations

Réponse de J.L. Laville : le monde associatif a été longtemps marqué par l’empirisme : « nous, on agit ». En France on se rend compte qu’on a atteint les limites de ce mode de fonctionnement, parce qu’on a besoin de reconnaissance pour avancer sur le plan du contrat social dans lequel on se situe ; Certains qui disaient avant, « nous on ne fait pas de politique », se posent à présent la question de l’expression politique des associations, parce qu’aujourd’hui la vie dans la cité est menacée dans ses équilibres –> nouvelles solidarités ou barbarie ?

Il est vrai que ces nouvelles solidarités sont plurielles. Il est donc nécessaire de retrouver des formes de mobilisation, mais elles ne prendront pas les formes agrégées qu’elles avaient pris historiquement.

Là on retrouve l’extraordinaire actualité d’un certain socialisme associationniste, cfr Mauss, critique forte de la vision qui a prévalu après lui. Mauss écrivait ainsi au début du XXe S.: « il ne faut pas penser que les pouvoirs publics peuvent changer la société par décret, mais il y a des pratiques sociales à mettre en valeur, pour amener à des changements acceptables par la société, car déjà en oeuvre ».
C’est là que se situe l’articulation, reste à voir le modèle auquel on aboutira, ouvrons d’abord le champ des possibles.
Mauss disait aussi que la propriété individuelle et l’économie de marché ne doivent pas être déconsidérés mais qu’elles sont partie prenante d’un projet associationniste.

Bref, on nous a prétendu que l’économie sortait de lois naturelles. Sortons de cette logique en montrant qu’elle se construit, et qu’il y a différentes possibilités de le faire. Proposons des modèles de développement territorial…

NDLR: Question à poser à l’occasion à J.L. Laville, mais surtout à réfléchir et à débattre collectivement au sein d’Associations 21 : ne pourrait-on aller plus loin dans les scénarios évoqués en proposant les principes de l’économie sociale comme modèle tant pour les entreprises privées (qui ne sont pas à priori « à finalité sociale ») que pour les pouvoirs publics (critères de fonctionnement pour eux-mêmes ou pour les organismes qu’ils financent ») ?

Citons ici brièvement comme principes de l’économie sociale, ceux qui sont repris (et détaillés) dans l’accord de coopération entre l’État fédéral, la Région flamande, la Région wallonne, la Région de Bruxelles Capitale et la Communauté germanophone relatif à l’économie sociale, signé le 4 juillet 2000:

 primauté du travail sur le capital ;

 autonomie de gestion ;

 finalité de service aux membres et à la collectivité plutôt que le profit ;

 processus décisionnel démocratique ;

 développement durable respectueux de lenvironnement

Sur ces définitions et les cadres légaux, Cfr Annika Cayrol, Alexandra Demoustiez, Lise Disneur, Bernard Bayot, Rapport « Les conditions d’un développement de l’économie sociale en Belgique », Réseau Financement Alternatif, janvier 2008.

Sur l’histoire de l’associationnisme depuis ses origines:

 Quand l’histoire de l’associationnisme questionne le présent, compte-rendu de l’échange croisé du 7 octobre 2010.